poème de Gustave Le Vavasseur (poète normand né à Argentan le 9 novembre 1819, mort à La Lande de Lougé -Orne- le 9 septembre 1896)

 

 

Sont-ils gros, sont-ils gras, sont-ils ronds, ces Anglais !

L’espèce, de nature, est fort tendre à l’engrais ;

Depuis plus de cent ans échappés de leur antre,

Ils se vautrent chez nous dans l’herbe jusqu’au ventre

Et sur leurs vieux lauriers dorment, l’estomac plein.

On les a bien chassés au temps de Duguesclin ;

On croyait qu’ils étaient rentrés dans leur étable,

Mais ils sont revenus depuis le connétable.

Ils se trouvent si bien nourris dans nos pâtis

Qu’ils y veulent rentrer dès qu’ils en sont sortis ;

De partout et d’instinct leur narine gourmande

Se retourne toujours vers la terre normande.

La Pucelle leur fit grand’frayeur tout d’abord.

Ses cendres sont au vent et Talbot n’est pas mort,

Mais Rouen, ne pouvant résister d’avantage,

Vient de capituler. Talbot est en otage.

Faudra-t-il déguerpir tout de bon, cette fois ?

Bellesme a composé, Mortagne est aux abois

Et Jean, duc d’Alençon, qui mène la campagne,

Jure qu’avant l’hiver il reprendra Mortagne.

 

Les Anglais sont têtus, mais remplis de bon sens.

Résister ? disent-ils, oui, nous sommes deux cents,

Mortagne n’a jamais subi de rude épreuve,

La citadelle est forte et la muraille est neuve,

Le duc a quarante ans, à cet âge il ne faut

Qu’un mouvement d’humeur pour monter à l’assaut.

Préservons nous du choc d’où jaillit l’étincelle.

Quand ils prirent Jargeau, le duc et la Pucelle

Ne badinèrent point avec la garnison,

Ceux qu’on ne tua point furent mis en prison.

Bellême s’est rendu sous Matagot lui-même

Et nous pouvons très bien faire comme Bellême,

D’ailleurs en ce pays nous sommes les derniers,

Conservons notre vie et sauvons nos deniers.

 

-bonnes gens, dit le Duc, votre sagesse est grande

Et passe d’un bon bout la prudence normande ;

J’aime bien mieux vous voir partir demain matin

Que de passer ici l’été de Saint-Martin.

Nous sommes des chrétiens et non des bêtes fauves :

Je vous accorde à tous la vie et bague sauves ;

Et, si vous voulez bien vous en aller demain,

Nous vous reconduirons pour vous mettre en chemin.

 

C’est ainsi qu’en amis les choses se réglèrent

Et dans l’après-midi les Anglais s’en allèrent

Tristement, sans songer à faire les héros.

Les plus lestes marchaient les premiers, les plus gros

Fermaient la marche, l’air contrit ; les bons apôtres

Tout naturellement plus tristes que les autres,

Soupiraient et tournaient la tête bien souvent

Vers leur gîte, les yeux rouges, le nez au vent,

Pour consoler un peu leur narine gourmande

Et glaner un parfum de cuisine normande.

 

Sont-ils dodus ! sont-ils joufflus ! sont-ils ventrus !

En ont-ils assez bu, les nourrissons intrus,

Du lait de ta mamelle, ô ma mère patrie ?

C’est de ton vermillon que leur joue est fleurie :

Ils ont dans tes trésors volé leur embonpoint.

Du pommeau de la selle au moule du pourpoint

Leur bedaine flottante oscille et se promène.

Le dernier de la bande est un vrai phénomène.

Est-ce un homme ? est-ce une outre ? est-ce un tonneau de chair,

Un muid, près d’éclater sous ses cercles de fer ?

Est-ce un Momon railleur façonné par les nôtres ?

Non ce n’est qu’un Anglais, plus ventru que les autres.

Il a pris pour monture un bon gros percheron,

Mais le pauvre animal lâche un petit juron,

Hennit jaune, proteste et quelquefois chancelle

Quand son maître l’enfourche et tombe sur sa selle.

 

L’homme s’appelait-il Falstaff ? – peut-être bien.

Le cheval avait-il un nom ? – je n’en sais rien.

Falstaff est essouflé, grogne, ahanne et murmure,

Il n’a pu qu’à grand’peine agraffer son armure ;

Sachant que l’estomac garde aussi sa rancœur

Et se console moins aisément que le cœur,

En attendant l’eau claire et la tisane d’orge,

Falstaff s’en est fourré jusqu’au nœud de la gorge,

Aux dépens du bourgeois, sans se faire prier,

Il a dix fois vidé le coup de l’étrier.

Maintenant, trottinant vers la terre étrangère,

Sur le cheval pensif le cavalier digère.

 

Les autres cependant marchent, la garnison,

Par le chemin de Caen s’en va vers l’horizon.

Les Français sont bruyants ; le gros des Anglais boude ;

On ne rompt point les rangs, on se serre le coude,

On se garde ; l’Anglais est tenace au soupçon,

-les Français sont joyeux et Jean, duc d’Alençon,

Est la plus fine fleur de la chevalerie,

Mais les francs archers ont leurs jours d’étourderie.

Justement, les voici courant comme des fous !

Ils apprêtent leurs arcs et vont tirer sur nous.

Trahison ! trahison ! Ducs, chevaliers ou prêtres,

Normands et Percherons, les français sont des traîtres !

- vous en avez menti. Percherons et Normands,

Même avec les Anglais tiennent à leurs serments ;

Mais ils sont compagnons de Saint-Hubert, un lièvre

Qui déboule les tente et leur donne la fièvre.

Or, voici que heurté du choc d’un cavalier,

Un bouquin tout-à-coup s’échappe d’un hallier.

En chasse ! archers, voici des provisions fraîches !

Lardez ce bon rôti d’avance à coups de flèches.

S’il pleuvait quelques traits sur vous, seigneurs Anglais,

Ils étaient destinés au lièvre, excusez-les.

-trahison ! trahison ! nous comprenons la ruse,

Mais, coup pour coup, Normands, excuse pour excuse !

Ah ! vous nous attaquez ! mille et mille pardons,

Excusez-nous, seigneurs, si nous nous défendons.

-soit, messieurs les Anglais, si vous voulez vous battre,

C’est bien. La partie est égale, un contre quatre.

Puisque nous nous quittons, grâce au ciel, il vaut mieux

Avec un coup de dent nous faire nos adieux

Qu’avec un faux baiser qui fait mentir la lèvre,

Nous chasserons plus tard.    C’était l’avis du lièvre.

Et l’on en vint aux coups.   Les Français étourdis,

Au lieu d’un contre quatre étaient un contre dix ;

Le nombre eût écrasé le courage inutile

Si quelqu’un prudemment n’eût veillé dans la ville.

Etait-ce, à cette époque il n’avait point failli

Le Duc ? ou Jean Labbey, qui depuis fut bailli ?

Etait-ce Denisot, son lieutenant ? Qu’importe !

Celui qui le premier sortit, sauva l’escorte.

On se battit sans doute encore quelques temps,

Mais on refit la paix. Contents ou mécontents,

Les Anglais expulsés reprirent la campagne

Et les Français vainqueurs rentrèrent à Mortagne.

Sans rancune ? – peut-être et certes, sans remords.

La bataille finie, on enterra les morts.

 

Non pas tous cependant. Si j’en crois la légende,

Falstaff n’engraissa point la frontière normande ;

Falstaff parmi les morts ne fut point reconnu,

On ne chercha jamais ce qu’était devenu

Cet Anglais d’un si riche embonpoint ; la patrie,

Pour un ventre perdu ne fut pas amoindrie.

 

Après avoir trotté tout bas, tout bas, tout bas,

Sommeillant à demi, Falstaff allait au pas.

L’esprit est paresseux quand l’estomac travaille.

Il entendit le bruit strident de la bataille,

Confusément d’abord ; quand il ouvrit les yeux,

Il se vit tout à coup en péril sérieux.

Les Français poursuivis gravissaient la montagne

Tandis que le secours descendait de Mortagne.

Débonnaire ou héros, prudent ou hasardeux,

Le cavalier trainard est pris entre les deux.

 

L’homme instinctivement rassemble sa monture,

Rapproche les talons et pique à l’aventure.

Le cheval réveillé passe entre les deux camps

Comme un trait. Il galope et fuit à travers champs,

Au hasard, vers l’abri de la forêt prochaine.

Quand ils sont arrivés près du tronc d’un vieux chêne,

Les fugitifs , sentant venir l’ombre et la nuit,

S’arrêtent essouflés, prêtant l’oreille au bruit.

Le chêne dominait un petit monticule.

-ne pourrait-on voir avant le crépuscule ?

Dit à part soi Falstaff à la fois excité

Par la peur et saisi de curiosité.

Equilibrant un peu son torse qui chancelle

Il parvient à se mettre à genoux sur la selle,

Il s’accroche aux rameaux du chêne et vient à bout

D’aller jusqu’à la fourche et d’y tenir debout.

Il écoute… il regarde… il regarde… il écoute…

Quel est ce bruit dans l’herbe ? on le poursuit sans doute…

A cheval ! a cheval ! il faut fuir promptement !

Falstaff fait un si brusque et si lourd mouvement

Que dans le creux de l’arbre il s’enfonce, ô merveille !

Comme un bouchon trop mince au fond d’une bouteille.

Le pauvre homme ! il s’était cru trop vite en danger,

Il s’était effrayé pour rien, le bruit léger

Qu’il avait entendu dans l’herbe qui s’agite

Etait le pas du lièvre à la quête d’un gîte

Moins précaire et plus sûr que celui du matin.

 

Le mieux gité des deux fut l’homme, c’est certain.

Cent fois plus ignoré que sous l’herbe ou le marbre

Sous l’écorce vivante et muette de l’arbre

Le mort resta caché deux siècles environ.

Il y devint squelette et quand le bûcheron

Fit son œuvre, il trouva des os et de la rouille.

Il heurta de son tranchant cette triste dépouille

Et, comme il ébrècha sa bêche tour d’abord

Fit avec un juron l’épitaphe du mort.

 

Et le cheval ? on dit qu’n voyant disparaître

Dans l’arbre le fardeau maudit qui fut son maître,

Il fut tout à la fois malheureux et surpris.

Il jeta vers le ciel des regards attendris,

Tendit le col, flaira le chêne, fit la moue

Et sur la rude écorce égratigna sa joue.

Alors, ayant payé sa dette au sentiment,

Il hennit de plaisir et de soulagement,

Puis, secouant au vent son harnois et sa selle

Sous ses quatre sabots fit jaillir l’étincelle

Et dans le fond des bois follement emporté,

S’enivra de repos, d’ombre et de liberté.

S’il en sortit parfois ce fut au clair de lune

Dans les nuits de printemps et pour chercher fortune.

Cet étalon robuste, en ces temps reculés,

Fut le père commun de nos gris pommelés.

 

Voilà, me direz-vous, une mince aventure

Pour être racontée à la race future ;

Le pays en a vu bien d’autres. Fils pieux,

Sommes-nous donc aussi naïfs que nos aïeux

Qui, pour nous rappeler leur petite victoire,

Firent au temps jadis bâtir un oratoire ?

La vierge est mutilée et l’autel est détruit,

Pour quelques Anglais morts, c’est faire bien du bruit.

N’est-il pas superflu d’encombrer nos annales

Du récit enfantin d’anecdotes banales ?

Après quatre cents ans que nous font aujourd’hui

Ce lièvre et ces Français plus étourdis que lui ?

Messieurs, n’oublions pas qu’il sort de nos légendes

De petites leçons qui valent bien des grandes.

Souvenons-nous qu’aux jours d’angoisse et de péril 

Il n’est envers le ciel de recours puéril.

Pour un homme tout seul, le bon Dieu se dérange

Et vers lui tout exprès il fait descendre un ange ;

La Vierge est tutélaire aux vœux des innocents

Et les plus humbles sont les plus reconnaissants.

Appel chaste et discret au voyageur qui prie,

La Mariette, aux yeux de la Vierge Marie,

Valait au moins, - les dons des pauvres sont sans prix,-

Notre-Dame d’Amiens, de Chartres ou de Paris.

La prière du cœur prime celle des lèvres

Souvenons-nous aussi, Français coureurs de lièvres,

Chasseurs impénitents, braconniers obstinés,

Qu’il ne faut jamais rire avec les gens bornés,

Souvenons-nous qu’en guerre, où rien ne se hasarde

Le soldat le plus sage est celui qui se garde.

Souvenons-nous, hélas ! c’est notre sort commun,

Que l’ennemi nous bat quand il est dix contre un.

Léonidas mourant, en nos jours de détresse,

N’empêche plus Xercès de ravager la Grèce.

Je sais que le secours nous vient on ne sait d’où ;

Le Français semble presque excusé d’être fou

Et nous sommes debout quand on nous croit par terre.

Mais si nos bons aïeux ont vaincu l’Angleterre

D’autres envahisseurs sont-ils moins odieux ?

Souvenons-nous ; faisons ce qu’ont fait nos aïeux

Et si quelque bandit, parasite intraitable,

Ventre déboutonné, s’attarde à notre table,

Laissons-le se crever et digérer en paix,

Mais, dans le brouillard gris de ses rêves épais,

Puisse-t-il voir surgir de la terre française,

Pendant qu’en son pourpoint thésaurisant à l’aise,

Le ventre et l’estomac flottent à l’abandon

-le spectre cuirassé du chêne de Besdon.

 

Cette poésie, empruntée au bulletin de la Société Historique et Archéologique de l’Orne, a été lue, par l’auteur, lors de la réunion de cette société, à Mortagne, le 27 octobre 1885.

Poème paru dans le Bonhomme percheron du 6/1/1907

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